Interview : Bruno Charnay, SFEL


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Nous nous entretenons avec Bruno Charnay, Président de SFEL, qui conçoit, réalise et produit en France des solutions d’éclairage pour le tertiaire, l’industrie et l’architecture.

Être un acteur local français n'a pas toujours été avantage concurrentiel dans l’industrie. Bruno revient sur deux décennies turbulentes et la cession de son entreprise.

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DEALCOCKPIT : Pouvez-vous vous présenter ? 

Bruno Charnay : Je suis Bruno Charnay, j’ai 52 ans. J’ai acheté une entreprise de fabrication d’appareils d’éclairage et de luminaires pour le tertiaire il y a 20 ans. J’ai été sollicité par Lighting Développement, un groupe qui travaille aussi dans l’éclairage et qui voulait faire de la croissance externe, ce qui est une tendance très forte sur le marché aujourd’hui. J’ai donc cédé l’entreprise SFEL au bout d’un processus qui a pris presque un an. 


DC : Pourriez-vous nous refaire la rétrospective du développement du groupe que vous avez monté ? 

Bruno C. : En 2003, j’ai acheté une première structure industrielle dans le secteur de l’éclairage avec une marque iconique de 1928, appelée GAL Éclairage, qui ne faisait à l’époque que de la distribution. En 2004, j’ai repris SFEL, une usine qui a été sous-traitante de cette première structure. Je suis ingénieur de formation, mon père est industriel, nous avons repris ces structures à deux à l’époque. Les débuts ont été difficiles. Nous investissions de l’argent dans les deux entreprises, mais il ne se passait pas grand-chose jusqu’à ce qu’au bout de deux ou trois ans, nous commencions enfin à sortir la tête de l’eau. Les deux sociétés ont alors évolué de manière intéressante et linéaire. En arrivant dans les années 2013, nous avions une équipe d’une cinquantaine de personnes et une rentabilité solide, avec un chiffre d’affaires qui s’était démultiplié. 


DC : Quelles ont été les innovations les plus impactantes dans votre secteur ? 

Bruno C. : L’arrivée de la technologie LED a été une véritable rupture technologique, non pas tant en termes de fabrication, mais en termes économiques. Une bonne partie de la fabrication qui était encore faite localement à l’époque – j’entends par l’Europe élargie – était délocalisée en Asie, ce qui a donné un gros coup de frein à beaucoup de structures, selon leur positionnement. 


DC : Quel impact cela a-t-il eu sur votre entreprise ? 

Bruno C. : En 2019, j’ai dû fermer la première entreprise que j’avais achetée, celle de distribution, puisque nous distribuions essentiellement des produits européens et le marché avait disparu. C’était également difficile pour l’usine de fabrication, car nous étions systématiquement trop cher pour les produits que nous faisions qui nous avaient permis de bien nous développer. 
Cependant, la crise a donné lieu à l’opportunité de travailler avec un certain nombre de grands comptes, notamment la RATP avec laquelle nous continuons de beaucoup travailler. La RATP travaillait auparavant avec Philips, mais lorsque Philips avait fermé toutes ses usines en France pour fabriquer en Asie, ils se sont retrouvés sans fournisseurs. Ils nous ont donc approchés lorsque nous avons répondu à leur appel d’offres, ce qui a permis à SFEL de prendre une position de leader sur le marché. 
Nous fabriquions des produits relativement standards mais qui se développaient bien parce que le marché était en croissance. 


DC : Y a-t-il eu d’autres périodes de crise ? 

Bruno C. : Nous avons eu deux années difficiles correspondant à la période de COVID-19 qui est venue aggraver la crise principale des matières premières et de la LED. Comme il y avait beaucoup de crises en même temps, cela a été une période particulièrement difficile. 


DC : Comment vous en êtes-vous sorti ? 

Bruno C. : Nous avons remporté quatre ou cinq contrats avec la RATP, dont toute la ligne 4, un marché de plusieurs millions d’euros. Grâce à ce contrat et à d’autres marchés nous avons pu réaliser une très bonne année. Il y a donc deux ans, nous avons recommencé à récupérer du chiffre d’affaires et à retrouver une bonne rentabilité. L’année dernière a été exceptionnelle, puisque 50 % de notre chiffre d’affaires provenait de la RATP. Ce n’était pas simple, mais finalement, cela nous a permis de mettre du beurre, voire de la crème dans les épinards. 


DC : Quels sont les autres marchés adressés ? 

Bruno C. : Dans cette même dynamique, nous avons été intégrés depuis un an ou deux sur les référentiels techniques des centrales nucléaires où il y a environ 20 000 lumières. Avec la fin de la technologie des tubes fluorescents, ces acteurs doivent remplacer leurs installations, ce qui représente un marché considérable. 
Les derniers acteurs très importants comme les aéroports de Paris, notamment Roissy et Orly, ont lancé un appel d’offres sur des solutions européennes. Ils ont sélectionné huit fabricants dont nous faisions partie car nous commencions à être de plus en plus reconnus sur le marché.  
Il y avait de nombreux fabricants internationaux comme Philips et trois petits acteurs, dont deux ont été sélectionnés, y compris nous. 
Nous avons rebondi donc d’une part grâce à ces grands comptes. Je me demande ce que nous serions devenus sans la RATP, par exemple.  
Le deuxième axe véritablement puissant est tout ce qui tourne autour de l’économie circulaire. Il n’y a que très peu d’usines en France, et nous sommes bien structurés, propres et organisés, nous faisons partie de quelque chose de rare aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai reçu plusieurs sollicitations des personnes qui voulaient acheter l’usine. 


DC : Les bonnes opportunités au bon moment. En revanche, le succès d’une entreprise ne s’atteint pas par hasard. Ne diriez-vous pas que votre persévérance en tant que dirigeant a joué un rôle aussi important ? 

Bruno C. : Oui, c’était également une volonté de ma part de diminuer les tensions et de supporter cette entreprise depuis 20 ans malgré les aléas du marché. Je pense à la crise de la LED, qui fait partie des choses qui étaient particulièrement difficiles à vivre personnellement.  
Pour être plus précis, j’avais envisagé de vendre il y a trois ans. Ça n’a pas abouti, car les bilans n’étaient pas bons à l’époque. Je savais qu’ils allaient s’améliorer dans l’avenir – ce qui s’est confirmé – grâce aux commandes de la RATP, mais malheureusement, les financiers ne s’engagent pas sur des promesses.  
Maintenant, il ne s’agissait plus de promesses, il y avait enfin de la concrétisation. Une des personnes intéressées il y a 3 ans est revenue toquer à la porte l’année dernière, toujours dans la démarche d’acheter. Très intéressée par SFEL, et rassurée par notre année exceptionnelle et l'amélioration des bilans, nous avons réussi à trouver un accord. 


DC : À part de la crise LED, votre secteur a également rencontré des enjeux législatifs, écologiques et environnementaux. Comment avez-vous pris le virage, très concrètement ? 

Bruno C. : Au niveau de la législation il n’y a pas grand-chose à faire que suivre. Nous avons fait comme nous faisions auparavant avec l’essor d’autres technologies. En tout ce qui concerne l’écologie, nous essayons de discuter et de nous regrouper avec les quelques fabricants français afin de faire valoir qu’il est plus vertueux de fabriquer en France plutôt que d’importer des produits légers et pas chers d’Asie, qui peuvent éventuellement être de qualité, mais qui ont un impact carbone très important. Le gros inconvénient de ces lumières n’est pas tant le transport qui a un impact négligeable en termes de CO2. Les 20 000 kilomètres par bateau entre la Chine et Brest sont insignifiants, surtout comparés aux transports combinés entre l'usine en Chine et le port en Chine, puis entre Le Havre, le port en France, la plateforme logistique, et enfin le client. Cela représente trois transports terrestres, tandis que nous n'en avons qu'un seul puisque nous fabriquons presque au centre de la France, nécessitant seulement un transport pour atteindre nos clients.  
Mais l'impact carbone d'un luminaire provient essentiellement de sa consommation électrique. Comme nous utilisons tous à peu près les mêmes LED et les mêmes appareils, nous atteignons tous des efficacités similaires, ce qui ne permet pas de réduire significativement l'empreinte carbone à ce niveau. Cela rend difficile la mise en avant de la vertu de fabriquer en France. 
La RATP est un exemple d'entreprise engagée dans une véritable démarche d’économie circulaire et de maintenabilité. 


DC : Comment vous différenciez-vous des autres acteurs ?  

Bruno C. : Pour nous, il y a deux approches pour nous démarquer en tant que fabricant français : la maintenabilité et la fin de vie des produits. Nous nous distinguons donc par la réparabilité de nos produits, mais également par la gestion de leur fin de vie, un sujet vraiment important pour moi. Si l’on veut une économie circulaire, il est nécessaire de créer le cercle. Nous proposons donc à nos clients de nous renvoyer les luminaires en fin de vie, car nous savons les valoriser. 
Actuellement, nous sommes tous satisfaits parce que nous payons des éco-taxes en pensant que tout est recyclé. Mais en réalité, les organismes chargés du recyclage rencontrent de nombreux défis. Imaginez un luminaire qui arrive sur le tapis de recyclage ; il se retrouve entre un mixeur, un rasoir électrique et un grille-pain. Le broyage ne permet pas de récupérer efficacement des matériaux comme l'or, l'argent ou même les plastiques. Les plastiques utilisés avec les LED ne peuvent pas être recyclés en raison de leur densité et de contraintes techniques. Par conséquent, ils sont brûlés. Au mieux, on récupère un peu d'aluminium et d'acier. 
Ce que je propose, c'est d’améliorer ce processus. Si nous envoyons les luminaires à un ESAT (Établissement et Service d'Aide par le Travail), ils peuvent les démonter. Cela nous permettrait de récupérer les matériaux sans les broyer ni les brûler, et de les réutiliser pour fabriquer de nouveaux luminaires. C'est une approche beaucoup plus vertueuse à laquelle je crois fermement et qui me paraît une évidence pour l’avenir. Effectivement, seuls des acteurs locaux, comme nous, peuvent le réaliser. 


DC : Quel est l’aspect social et sociétal dans cette démarche ? 

Bruno C. : Nous nous sommes réunis avec d’autres fabricants français autour d’un bureau d'études, à savoir Utopies, qui réalise une étude pour déterminer l'impact économique et social de nos activités. Nous espérons et croyons qu'il y a un nombre croissant d'acteurs sensibles à ces questions.  
Contrairement à un importateur qui n'emploie que des commerciaux, notre processus est plus complexe et nécessite plus de personnel. En favorisant les entreprises locales, nous créons des emplois dans ces structures locales, ce qui stimule le développement économique. Ainsi, payer un peu plus cher pour des luminaires – ou autre produits – fabriqués localement a un double effet positif : économique et social.  


DC : Une cession nécessite une bonne communication en interne, notamment pour préparer les équipes que vous avez construites à la cession de l’entreprise. Comment l’avez-vous annoncée ? 

Bruno C. : J’imagine que cela reste toujours un moment difficile pour les cédants. Pour ma part, ce fut le cas. Quand on consacre 20 ans de sa vie à une entreprise, c’est une étape qui évoque évidemment des émotions lorsqu’elle se termine. C'est une espèce de petit deuil à faire. 
Au niveau des équipes, je pensais que cela allait être très compliqué à annoncer, mais finalement, cela s’est beaucoup mieux passé que ce que je pensais.  
Évidemment, on n’accueil jamais bien le changement, ce que je comprends parfaitement, car le premier réflexe en allant vers l’inconnu est de s’y opposer.  


DC : Absolument. En revanche, n’étaient-ils pas rassurés par le fait qu’une reprise puisse assurer la pérennité de l’activité ? 

Bruno C. : Il est difficile d’être complètement rassuré car il y a toujours des promesses dans les opérations de reprise, mais on ne sait jamais réellement où on va. Ma vision, et ce qui me plaisait, était qu’il y avait une bonne synergie et une vraie volonté de développer le site, ce qui est plutôt agréable à constater en tant que cédant et pour les personnes avec qui j’ai travaillé pendant 20 ans. C’était le sentiment que j’ai communiqué à mes équipes, mais certaines personnes ont vécu des mauvaises expériences, ce qui peut susciter des craintes et ce qui a provoqué également des réactions dures. Je comprends cela bien et c’est pourquoi je les ai rassurés autant que possible, en leur disant qu’il y avait beaucoup de potentiel et des possibilités. Pour eux, cela reste à confirmer, bien sûr. 


DC : J’imagine que cela soit rassurant pour vos équipes que vous soyez encore là pendant quelques temps ? 

Bruno C. : Effectivement, je reste salarié du groupe à temps partiel, ce qui faisait partie de la négociation. Mes 20 ans d’expérience dans le domaine ainsi que mes contacts sont une ressource importante, et pour Lighting Développement il était primordial que je reste. 
En plus, je réinvestis également dans le groupe. Avoir une partie non négligeable de 20% du montant réinvesti dans le groupe faisait partie des éléments qui nous ont permis de trouver un accord. 


DC : Pour cette cession vous avez fait appel à DealCockpit et nous vous en remercions. Comment avez-vous pris cette décision ? 

Bruno C. : La dataroom est très rapidement devenue une évidence car elle permet d’échanger très efficacement. J'avais initialement prévu de la fermer au bout de trois mois, à la fin de l’audit, mais je l’ai finalement gardée jusqu’au moment où le deal était signé, pour deux raisons principales : premièrement, dès que nous avons vraiment commencé à avancer, notamment avec mes avocats que j’avais pris au dernier moment, il était très pratique d’avoir tous les éléments importants centralisés dans une dataroom et de pouvoir en rajouter progressivement. 
Deuxièmement, ce que je n'avais pas réalisé auparavant, c'est que la dataroom m’a permis de gérer plusieurs propositions. On ne sait pas si la transaction sera réalisée – tant que ce n’est pas signé, rien n'est définitif. Si elle ne se réalise pas, on peut garder la dataroom ouverte et elle sera prête pour le suivant. Bien sûr, c’est un investissement, mais c’est pour ces deux raisons que j’ai maintenu la dataroom ouverte jusqu’à la signature. 


DC : Étant, comme vous, un acteur français et local, nous vous remercions de nous avoir utilisés dans le cadre de cette cession. Est-ce que vous avez un dernier conseil pour les cédants ? 

Bruno C. : C’est une aventure à laquelle on ne s’attend pas. Je ne m’attendais certainement pas à cette longueur, à cette complexité d’opération et à tout le travail que celle-ci demande d’un point de vue émotionnel. Mon conseil est donc de prendre son temps.
Tant que ce n’est pas signé, ce n’est pas fini ; une cession demande de la patience. 

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